Les  oiseaux marqueurs du  Temps 

LES OISEAUX MARQUEURS DU TEMPS

( Dimitri MEEKS, C.N.R.S. Aix-en-Provence)

Introduction

Lorsque l'on parle de l'Egypte il faut, tout d'abord, évoquer son environnement naturel. C'est qu'il ne ressemble à nul autre et sa spécificité même a considérablement influencé la vision que les anciens Égyptiens pouvaient avoir du monde en général.

L'Égypte proprement dite n'est qu'une mince vallée fluviale prolongée d'un vaste delta. Monde aquatique, verdoyant, puisque recouvert presque totalement par l'eau des crues pendant plusieurs mois de l'année. Monde clos, également, puisque sur des centaines de kilomètres, à l'est et à l'ouest, s'étendait une savane, d'abord humide, qui s'est asséchée au cours des millénaires pour devenir, aujourd'hui, un désert. Au Nord c'est la Méditerranée; au sud les cataractes du Nil, de plus en plus difficiles à franchir au fur et à mesure que l'on progresse. L'Égypte ancienne n'a guère dépassé la quatrième de ces cataractes et n'a sans doute pas connu, au sud de la sixième, un peu après l'actuelle ville de Khartoum, l'endroit où le Nil Bleu et le Nil

Blanc se rejoignent. L'Égypte n'a jamais eu, dans l'antiquité, de frontière commune avec un autre Etat organisé:

Ces espaces, dans lesquels baigne le pays sont, bien sûr, marqueurs du temps. L'eau qui coule selon un débit qui se modifie à des dates précises, la végétation qui change d'aspect au cours de l'année, marquent les saisons et impriment leur rythme à l'activité des hommes. Mais ces espaces mouvants ou changeants, sont habités par des êtres sans mouvance : les poissons que l'on pêche, les animaux que l'on chasse, identiques à eux-mêmes, sont présents dans les mêmes lieux, aux mêmes endroits, tout au long de l'année. Le rythme des reproductions épouse celui des saisons, donc de la nature inscrite dans le paysage, et s'y fond pour former un ensemble cohérent. Au-dessus, le ciel présente un autre espace, immobile celui-là. Son aspect ne change

qu'au gré de ce qui l'habite, le soleil et la lune. Dans le ciel immobile le temps s'inscrit par ce qui y bouge : non seulement les astres mais aussi le vent. La douce brise du nord, qui souffle durant l'été, est abondamment évoquée dans les textes; c'est elle qui soulage les vivants comme les morts au plus fort de la canicule. C'est dans cet espace que vivent les oiseaux.

Les oiseaux sont des êtres hybrides ou ambigus, comme l'on voudra.Ils se déplacent dans les airs, « sous le ventre de Nout », la déesse du ciel, nous dit-on, mais ils se posent aussi à terre où ils marchent; ils ne dédaignent pas l'eau et certaines espèces, même, nagent ou plongent à la recherche de leur nourriture. Ce sont les seuls animaux à fréquenter à la fois tous les éléments.

Certains vivent à demeure en Egypte mais beaucoup d'autres y viennent périodiquement, à moments fixes, et en repartent. Tous ceux qui ont vu des vols d'oiseaux migrateurs, ne seront pas étonnés d'apprendre que le spectacle de leur arrivée massive et leur départ ont marqué l'imaginaire des Égyptiens et les a amenés à attribuer aux migrateurs un rôle symbolique qui vise à les intégrer dans la cohérence de leur vision du monde.

Rappelons-nous que le delta du Nil n'était, durant une grande partie de l'antiquité, qu'un vaste marécage dans sa plus grande partie; c'était la seule étendue humide de toute la partie nord du continent africain. C'était, donc, pour tous les migrateurs venant d'Europe, un point d'arrêt quasi obligé à l'issue d'un long voyage. La vallée même du Nil constituait un couloir de communication idéal, avec le coeur du continent, pour les espèces qui remontaient beaucoup plus au sud. C'est encore le cas aujourd'hui, bien que, la nature des espaces se modifiant de façon rapide et parfois dramatique, raréfie, de plus en plus, ces passages et leur spectacle n'a sûrement rien à voir avec ce qu'il devait être jadis, impressionnant par la quantité même des

oiseaux qui s'abattaient sur l'Egypte à des moments précis.

Dans ce cadre restreint, où l'Egypte représentait, pour ses habitants, une sorte de réduction de l'univers, entourée de terres désertiques s'étendant à l'infini ou de mers qui ne semblaient être que les signes avant-coureurs du grand océan primordial circulaire qui entoure le monde, les migrateurs semblaient venir, non pas d'un pays proche ou même lointain, mais des confins mystérieux et inaccessibles du monde. Les migrateurs se trouvaient être les seuls témoins vivants de ces lieux que seuls les dieux pouvaient connaître.


Les migrateurs


Dans le cadre ainsi tracé, essayons de comprendre quels sont les liens subtils qui unissent les migrateurs et le temps selon les conceptions des Égyptiens.

Un monument retient, d'abord, notre attention : il s'agit de ce que les égyptologues ont surnommé la Chambre des Saisons (1). Cette "chambre " est, en fait, un large couloir bâti dans la masse du socle soutenant le grand obélisque du temple funéraire de roi Niouserrê (vers 2450 av. J.-C.). Les rois de la 5e dynastie, à laquelle Niouserrê appartient, avaient érigé le culte du dieu soleil, Rê, au rang de culte dynastique; ce culte était pratiqué à l'intérieur de leur temple funéraire, conjointement à celui du roi mort, lui-même identifié au soleil. L'obélisque en question en était le point central, puisqu'il symbolise la première terre émergée, hors du chaos aquatique initial, et duquel s'élança le dieu soleil lors du premier matin du monde.

Ménagé dans le côté sud du socle, ce couloir, orienté du sud au nord, se dirige vers le centre de l'édifice, vers l'obélisque qu'il supporte, c'est-à-dire vers le soleil lui-même. Chacune de ses parois latérales, à droite et à gauche, c'est-à-dire à l'est et à l'ouest, étaient décorées de scènes se rapportant à chacune des trois saisons égyptiennes : Inondation, Semailles et Chaleur.

Représentées, chacune, par un personnage humain, elles étaient suivies de diverses scènes, superposées en registres, décrivant les activités des hommes et des animaux, spécifiques à chaque saison. Ces personnages figurant les saisons étaient représentés aussi bien à l'est qu'à l'ouest, en séries apparemment symétriques, mais les scènes qui les accompagnent sont différentes, selon qu'elles se trouvent d'un côté ou de l'autre. Cela indique bien que les activités des êtres vivants sont classées non seulement par saisons, mais aussi départagées en activités du matin (à droite, donc à l'est) et en activités de l'après-midi ou du soir (à gauche, donc à l'ouest).

Ce monument, découvert à la fin du 19e siècle, était, hélas, dans un piètre état et son interprétation, dans le détail, est malaisée, mais l'intention générale est claire. Les êtres vivajts doivent tout au soleil; de ce fait, ils

réglant leurs activités sur ses rythmes essentiels, celui qui fait alterner, quotidiennement, le jour et la nuit, et celui qui fait se succéder les saisons au long de l'année.

Les oiseaux sont particulièrement présents dans ces représentations. On les voit essentiellement dans deux attitudes, soit en train de couver des oeufs, soit en train de voler, ou, plus exactement, en train de se poser, avant que leurs pattes n'aient touché le sol. C'est là une façon imagée de distinguer les deux catégories d'oiseaux présents en Egypte : ceux qui y sont à demeure tout au long de l'année et qui y nichent, ceux qui s'y posent après un long voyage, mais qui repartiront, c'est-à-dire les migrateurs. Ceux-là sont accompagnés de leurs noms de façon à former une sorte de catalogue.

Chacune de ces catégories correspond, tout naturellement, à des périodes différentes de l'année. Les oiseaux sédentaires pondent à la fin du printemps et au début de l'été, les migrateurs arrivent massivement en Egypte à l'automne, c'est-à-dire durant ce qui est, pour les Égyptiens, la première saison de l'année, celle de l'inondation. Un texte nous dit, de façon imagée, d'un général qui fait débarquer ses troupes, que "son armée s'agitait en tous sens, comme les migrateurs grouillant durant la saison de l'inondation" (2) et nous donne, ainsi, à imaginer le spectacle que devaient présenter ces masses d'oiseaux s'abattant sur le pays.

La coïncidence, dans le temps, entre la montée des eaux de la crue qui s'enflent progressivement, tout au long de la saison, pour recouvrir toute la vallée puis se retirer, et l'arrivée, de plus en plus massive, des migrateurs qui repartiront, eux aussi, n'était pas, ne pouvait pas être perçue, justement, comme une simple coïncidence par les Égyptiens de l'antiquité. La simultanéité des phénomènes, de leur ampleur croissante, de leur disparition progressive, ne pouvait être due qu'à une cause identique. D'où vient donc l'eau de la crue, d'où viennent les migrateurs? Des confins du monde, sans doute.


Mais que sont ces confins et quel est leur nature et leur rôle dans l'esprit des

Égyptiens?

A cela, un autre monument va nous permettre de répondre, il s'agit de l'Osiréion d'Abydos.

La ville d'Abydos est celle où le dieu des morts, Osiris, était supposé être enterré. Le roi Séti I er s'y fit bâtir un splendide temple funéraire et un cénotaphe. Au plafond du caveau se trouve figurée une représentation du monde dont les différentes parties sont commentées par de petits textes (3).

On y voit la déesse du ciel, Nout, incurvée au dessus de la terre, sur le corps de laquelle circule le soleil. Cette voûte céleste, la terre représentée par un «simple trait ondulé, le soleil, constituent le monde créé et organisé.

Le corps même de la déesse, la pointe des pieds reposant à l'est et les mains touchant le sol à l'ouest, circonscrit les limites de cet espace organisé. Au delà, se situe le chaos, l'inorganisé, rejeté à l'extérieur au moment de la création du monde. Avant la création, ce chaos existait seul et remplissait l'univers.

Nous savons que les Égyptiens se le représentaient comme une étendue liquide immobile, inerte, sans limites précises et plongée dans l'obscurité totale, le soleil n'étant pas encore né. Rejeté à la périphérie du monde créé il garde ces caractéristiques; il est, alors, inaccessible aux dieux et les rayons du soleil n'y pénètrent jamais.

Mais, contrairement à ce qui était avant la création, il n'est pas totalement inhabité. Des oiseaux y résident; pas n'importe lesquels. Le texte explicatif nous dit : "ce sont les oiseaux qui viennent se nourrir en Egypte". Il ajoute :

"ces oiseaux, ont bien un corps d'oiseaux, mais aussi une tête humaine et ils s'adressent l'un à l'autre en langage d'homme". Il précise encore que c'est en quittant l'espace chaotique, seulement lorsqu'ils sont touchés par les rayons du soleil, qu'ils prennent la forme complète d'oiseaux que nous leur connaissons.

Oiseaux à tête humaine, ils ont donc un aspect identique à celui des âmes des morts mais, cela, non pas parce qu'ils sont, effectivement, des âmes, mais bien parce que cette façon de les peindre les identifie comme des êtres de l'outre-monde, installés hors du vivant. D'ailleurs la représentation que l'on en donne ne les montre pas en train de voler mais posés, apparemment immobiles, sur la surface de l'océan originel.

Ce n'est que poussés par un long jeûne, qu'il vont s'envoler, rompre avec l'immobilité du chaos et s'intégrer, du même coup, dans l'univers organisé, au rythme que lui impose le soleil; c'est en effet le soleil qui leur fait

prendre, dès le premier contact, leur aspect d'êtres de ce monde.

De fait, l'ensemble du chaos périphérique, dès lors que la création a eu lieu, échappe au non-temps absolu et à son immobilité sans faille, car cette création occupe une place qui était la sienne à l'origine et, de diverses

façons, il cherche à reconquérir cet espace pour l'engloutir à nouveau dans le non-temps. Mais le temps lui-même, symbolisé par le soleil, qui en est la mesure, le repousse périodiquement En fait, c'est son inertie même qui tend à ramener le chaos à sa place initiale, tout comme c'est la dynamique du temps cyclique, mesurable, qui l'en empêche.

Cette dynamique, finalement, communique au chaos une charge positive et l'oblige à laisser derrière lui, en se retirant, une parcelle de cette énergie vitale qu'il recèle de façon latente lui qui, à l'origine du monde, fut la source, le berceau de toute vie. Chaque soir, lorsque le soleil se couche, il abandonne le monde à l'obscurité qui l'envahit au fur et à mesure qu'il se retire, mais pour le livrer au sommeil réparateur, qui efface les fatigues, et non pas à la mort. Au début de la saison de l'Inondation, peu après l'équinoxe d'automne, alors les nuits s'allongent, la crue venant du sud, enfle les flots du Nil afin, qu'en se retirant, la terre redevienne fertile, tandis qu'au même moment, venant du nord, pourrait-on dire à sa rencontre, les migrateurs s'abattent sur

le Delta pour procurer abondance de gibier. Il faut savoir, en effet, que l'eau recouvrant les terres met en veilleuse les travaux agricoles. C'est la saison privilégiée de la pêche et de la chasse. Les oiseaux attrapés au filet, en très grandes quantités seront, bien sûr, consommés mais, surtout, parqués dans des volières, véritables garde-manger, dans lesquelles on puisera tout au long de l'année, jusqu'au prochain retour des

migrateurs. Les basses-cours d'oiseaux totalement domestiques ne sont guère utiles dans l'Egypte ancienne.

L'axe est-ouest que parcourt le soleil est donc croisé, presque parfaitement à angle droit, par un axe nord-sud que parcourent la crue et les migrateurs.

L'orientation même du pays égyptien, du Nil, et l'usage judicieux qu'en fait la nature, ne pouvaient que suggérer à l'observateur humain un univers dont la géométrie rigoureuse et les rythmes réguliers avaient été

voulus par les dieux.

Les dieux, en effet, sont de merveilleux organisateurs et nous allons pouvoir affiner encore ce tableau.


Les commentaires écrits de la représentation de l'Osiréion d'Abydos indiquent, en fait, que le domaine où résident les oiseaux du chaos, dans lesquels on a reconnu les oiseaux migrateurs, s'étend du nord-est au nord-ouest à l'extérieur du ciel. Il ne s'agit donc pas du nord dans son ensemble, occupant une hémisphère ou un demi cercle, comme on voudra, mais d'un angle légèrement fermé qui se trouve correspondre assez exactement à celui du Delta du Nil.

Les ornithologues nous apprennent que les migrateurs ne suivent que deux voies pour pénétrer en Egypte. L'une passe par le nord-ouest du Delta :

elle est suivie par les espèces qui franchissent la Méditerranée dans sa plus petite largeur, c'est la moins pratiquée. Elle était connue des Égyptiens; un texte poétique évoque ces arrivants qui se posent dans les environs de Khemmis ou dans l'oasis du Fayoum (4). L'autre passe par le nord-est : elle est suivie par les espèces qui, venant de l'Europe du nord et l'Europe centrale, longent les côtes de l'Asie Mineure puis de la Syro-Palestine, traversent le Sinaï et terminent leur course dans le Delta. C'est là la route principale,

bien connue, elle aussi, dans l'antiquité. Dans un récit qui raconte le voyage d'un ambassadeur du pharaon au Liban, où il va être retenu et mis en liberté surveillée, celui-ci interpelle un de ses geôliers : "ne vois-tu pas les migrateurs qui pour la seconde fois descendent vers l'Egypte? Regarde les, ils se rendent vers les eaux fraîches du Delta", et de soupirer, rêvant de suivre ces oiseaux pour rentrer au pays (5).

C'est cette même voie de migration qui explique le miracle des cailles tel qu'il nous est raconté dans l'Exode (6). On sait que le peuple d'Israël, condamné à errer, pendant quarante années, dans le désert du Sinaï, manquait souvent de nourriture. Plusieurs miracles remédièrent à cet état des choses. Alors que le peuple murmurait, car il manquait de viande, Moïse lui annonce qu'il aura, le soir même, de quoi manger. Et, en effet, "il advint, au soir, que des cailles montèrent et couvrirent le camp" dit la Bible. Π s'agit d'un phénomène bien connu. Les cailles parcourent de longues distances d'une traite, lors de leurs migrations, et ne s'arrêtent qu'au bord de l'épuisement.

Elles s'abattent alors en masse pour se reposer, elles sont, dans cet état, incapables de voler et offrent une proie facile. Π suffit, en fait, de les attraper à la main, leur course étant peu rapide. Comme pour beaucoup

d'autres espèces, le Sinaï est leur voie de migration principale vers l'Egypte.

Le texte de l'Osiréion en indiquant le nord-est et le nord-ouest se réfère donc clairement au chemin suivi par les migrateurs. Or, il se trouve que le nord-est et le nord-ouest du Delta du Nil sont pratiquement les seules voies d'accès, par la terre, vers lÉgypte. Ce sont précisément les chemins qu'ont, presque toujours, suivi les envahisseurs. Leur route et celle des oiseaux, venus des confins chaotiques, coïncident. Dans les textes religieux, dont le rôle est de préserver le pays des atteintes du désordre, les migrateurs seront

naturellement identifiés aux peuplades qui vivent dans les territoires avoisinant l'Egypte et en convoitent les richesses.

La saison de l'Inondation, moment privilégié, mais ambigu, où les forces primitives du monde reviennent, est un moment de combat. Combat nécessaire pour qu'elles ne puissent s'installer à demeure et mettre fin au monde organisé, pour qu'elles abandonnent, aussi, une fois repoussées les fertiles richesses qui sommeillent en elles. Tout comme le soleil, en se levant et en se couchant, chaque matin , chaque soir, doit livrer un combat contre les forces qui veulent l'empêcher de poursuivre sa course éternellement recommencée, l'empêcher de marquer les rythmes du temps qui sont ceux de la vie, le paysan luttera contre le flot de la crue, l'endiguant, la canalisant, pour l'empêcher de détruire; le chasseur se livrera, de façon presque inconsciente, à une conjuration périodiquement recommencée, qui lui permettra, à peu de frais, au travers de myriades d'oiseaux, de vaincre, de tuer ou de capturer les ennemis qui guettent aux portes du pays.

Naturellement, cette masse d'oiseaux, messagers de l'abondance mais portant la marque du chaos, de l'ennemi, qu'il faut maîtriser, est anonyme.

On parlera de migrateurs, en précisant, tout au plus, qu'il s'agit d'oies ou de canards, donc d'espèces comestibles.

Les espèces que l'on ne peut consommer, que l'on ne peut présenter en offrande aux dieux, connaîtront un autre destin. L'est et l'ouest, un peu imprécis, qui bornent la routé des migrateurs, marquent aussi la course quotidienne du soleil. Ceux qui n'en sont pas les ennemis en seront les compagnons.

Associés à un dieu, ils perdent leur anonymat; ce ne sont plus des groupes en nombre indéfini, mais des individus qui résument l'espèce. Les espaces, les axes, les moments que nous avons reconnus, vont nous permettre maintenant de mieux comprendre leur rôle.

Le pélican.

Revenons à la Chambre des Saisons et intéressons-nous au pélican. Cet oiseau nous est bien connu. Sa silhouette, avec la mandibule inférieure en forme de poche est familière. C'est elle, d'ailleurs, qui a donné naissance à la fameuse légende du pélican se déchirant la poitrine pour nourrir ses petits au sacrifice de sa vie. En fait, comme on le sait, le pélican ne fait que puiser dans son immense poche où il accumule les poissons qu'il pêche.

La légende elle-même pourrait avoir ses origine en Egypte, du moins partiellement (7). Quelques textes font allusion au pélican puisant dans sa poche pour alimenter sa progéniture, sans que l'on sache si cette poche désigne le bec ou le gésier. Toutefois, contrairement aux récits populaires contemporains, il n'est nulle part question du sacrifice de l'oiseau.

Dans la Chambre des Saisons, un troupeau de pélicans, visiblement en captivité, est représenté de façon particulière sur la paroi est, celle correspondant au soleil levant ou au matin, comme on l'a vu tout à l'heure. Ce troupeau, uniquement composé de mâles, est conduit par quelques hommes qui les poussent du bâton. Fait rarissime, dans ce monument, une phrase, inscrite au-dessus de la scène, nous offre un commentaire. Il est dit ceci :" lorsque le soleil couchant passe la nuit dans son temple aucun accouplement n'est permis. Que le ciel s'éclaire (à nouveau) et il sera donné libre cours au pouvoir procréateur, puisque le soleil régente (à nouveau) les deux sexes"(8).


On se souviendra que le temple funéraire de Niouserrê, où se trouve la Chambre des Saisons, est aussi un temple solaire où celui-ci vient résider durant la nuit et d'où il s'élance au lever du jour. Apparemment, les pélicans en captivité servaient symboliquement au culte solaire. D'autres textes nous disent, en effet, en parlant du soleil, "le bec du pélican s'ouvre pour toi, le bec du pélican est déverrouillé pour toi, le pélican te laisse sortir au jour" (9).

De toute évidence, le couloir d'où le soleil sortait chaque matin, était assimilé à un bec de pélican largement ouvert.

La scène de la Chambre des Saisons devient, dès lors, intelligible. Le lever du soleil est un miracle quotidien qui reproduit chaque matin la création du monde. Le pélican, assimilé à ce lieu précis où le soleil libère son

énergie régénérée par son séjour nocturne doit, dans le temple où il est consacré au dieu, calquer son rythme sur celui de l'astre du jour. Au coucher l'on rentre les oiseaux dans leur volière en prenant bien soin de séparer les mâles des femelles. On les sort à nouveau le matin afin qu'ils puissent s'ébattre librement. Le pélican ne pourra libérer son énergie vitale qu'au moment où le dieu soleil réapparaît rajeuni et revitalisé pour pouvoir inonder le monde de sa lumière bienfaisante.


A la proue de la barque une hirondelle est posée sur un objet ressemblant à une botte de papyrus

L'hirondelle.

 


L'hirondelle est, pour nous également, un symbole du temps. Bien que l'on dise qu'une hirondelle ne fait pas le printemps, nous guettons, chaque année, son retour comme messagère de la belle saison.

En Égypte, son image n'est pas exactement liée aux saisons puisque, justement, elle émigre chez nous pour les beaux jours. Dans les contrées chaudes, comme l'Egypte, l'hirondelle a des habitudes plutôt matinales; elle chasse surtout pendant les toutes premières heures de la journée. Elle annonce donc l'aurore et, comme l'alouette de nos contrées, elle avertit de son chant les Roméo et Juliette de l'antique Egypte que l'heure de la séparation est venue.

Cet oiseau du levant, les observateurs très exercés pourront l'apercevoir perché à l'avant de la barque du soleil, qu'il guide lorsqu'elle quitte les ténèbres. Associée, identifiée même, à la lumière matinale, donc avec la renaissance quotidienne du soleil, l'hirondelle symbolise l'éternel retour des choses. Comme elle éveille les vivants, elle va, aussi, éveiller le mort à une nouvelle vie, réglée sur celle de l'astre du jour.

Cet éternel retour est joliment illustré par un conte qui, s'il nous est parvenu en langue égyptienne, n'est peut être pas originaire du pays des pharaons, puisque son thème se retrouve dans le Pantchatantra ("les Cinq

Livres") recueil de contes moraux rédigés en sanskrit (10).

Une hirondelle vint un jour faire son nid au bord de la mer, elle y élevait ses petits et s'envolait pour leur chercher de la nourriture puis revenait.

Chaque fois elle disait à la mer : "prends soin de mes petits jusqu'à ce que je sois revenue". Et elle agissait de la même façon chaque jour.

Un jour, alors que l'hirondelle allait s'envoler, elle dit à nouveau à la mer: "prends soin de mes petits jusqu'à ce que je revienne, comme je le fais chaque jour". Mais, voilà que la mer, après son départ, se gonfla de grosses vagues, s'abattit sur la plage et emporta les petits de l'hirondelle. Celle-ci revint alors, le bec bien rempli d'insectes, l'oeil brillant et le coeur plein de joie, mais ne put retrouver ses oisillons.

Alors pleine de colère, elle interpelle la mer : "rends-moi mes petits que je t'avais confiés, car si tu ne me les rends pas je vais, à partir d'aujourd'hui, te vider jusqu'à ce qu'il ne reste plus rien de toi. Je vais t'écoper avec mon bec et je vais te remplir de sable. Prends-y garde, ce que je te dis arrivera!"

Alors, comme elle le faisait chaque jour auparavant, l'hirondelle reprit ses va-et-vient, mais, cette fois-ci, ce ne fut plus pour nourrir ses petits. Elle s'en allait, remplissait son bec de sable et déversait ce sable dans la mer, puis elle remplissait son bec avec l'eau de la mer et s'en allait au loin rejeter l'eau sur le sable . Elle recommençait l'opération inlassablement toute la journée, durant des jours et des jours, tant et si bien qu'elle finit par vider la mer de son eau et la remplir de sable.

Et le conteur de conclure " Pharaon, mon seigneur, aussi vrai que l'hirondelle a vidé la mer, elle reviendra toujours d'un coeur léger vers l'Arabie", c'est-à-dire ici, le pays où le soleil se lève.

La morale du conte est donc bien conforme à ce que la tradition égyptienne nous dit de l'hirondelle. Jamais elle n'en finira d'annoncer le soleil à son lever, car le soleil, pour préserver l'équilibre cosmique n'en finira jamais de réapparaître, chaque matin, à l'horizon.

Le phénix.


Parlons un peu, maintenant, d'un oiseau célèbre : le phénix. Mais avant d'aborder ce sujet un certain nombre de mises au point ne sont peut-être pas inutiles.

Le phénix nous semble quelque chose de familier et quelque réminiscence de La Fontaine traîne fatalement dans nos mémoires. Oiseau fabuleux, vivant plusieurs siècles, se sacrifiant sur un bûcher puis renaissant de ses cendres, qui n'a pas entendu parler de cette légende que nos encyclopédies et dictionnaires disent relever de la mythologie égyptienne? Or aucun des traits essentiels de la légende, tels que je viens de les énumérer, ne se retrouve dans les textes égyptiens de l'époque pharaonique, qui nous racontent une histoire différente.

Le mot phénix lui-même nous vient du grec et l'histoire, telle que je l'ai résumée, est rapportée par les écrivains de langue grecque. Ceux-ci prennent pourtant bien soin de préciser que ce qu'ils disent est de tradition égyptienne.

Et tout le monde après eux, mythographes, symbolistes, j'en passe, de répéter après eux que la légende de l'oiseau séculaire qui renaît de ses cendres nous vient d'Égypte. Qu'en est-il en réalité?

Le mot phénix, n'est pas grec d'origine et dérive d'un vocable phénicien, justement, qui désignait la teinture de garance, d'un beau rouge vif (11). La Phénicie était le pays des teinturiers, célèbres pour leurs étoffes rouges.

L'animal phénix, que les mycéniens empruntent à ce pays sous le nom de Po-ni-ke, est à l'origine un quadrupède à tête d'oiseau, c'est-à-dire un griffon, animal solaire par excellence. Par la suite, dans la tradition grecque, il devient purement un oiseau à la couleur rouge, comme le précise Hérodote.

C'est d'ailleurs cet auteur qui, le premier, assimile le phénix grec à l'oiseau solaire égyptien nommé bénou, probablement à cause de la similitude des rôles et une vague ressemblance entre les noms (phoïnix/boïnou).

Une chose est tout à fait sûre, le bénou égyptien n'est pas un oiseau fabuleux et n'est pas de couleur rouge. Partout où il est représenté en couleur, il a une teinte gris-bleuté et une silhouette qui permet, à coup sûr, d'y

reconnaître un héron cendré. Le héron cendré est une oiseau aquatique, migrateur, que l'on connaît dans nos régions, en Camargue par exemple.

Pour l'Égyptien, cet oiseau venant de l'Est et qu'il voit, si souvent, au repos, posé sur les petits monticules de terre émergeant des espaces inondés, évoque irrésistiblement le soleil sur le point de s'élancer vers le ciel du tertre primordial, lors du premier matin du monde.

Le bénou est donc étroitement lié à la capitale du dieu soleil, Héliopolis et, plus spécialement, à la pierre sacrée qui y était conservée, le benben, réplique du tertre primordial. Bénou, benben ont des consonances voisines; c'est qu'il sont formés sur un même radical, ben, qui désigne ce qui est rond ou sphérique - et il n'est donc pas question de couleur, comme en grec. Ouben, en parlant du soleil, signifie "paraître sous forme de boule", benben désigne le tertre hémisphérique primordial, le bénou est l'oiseau du soleil

levant.

Ainsi bien marqué par la symbolique solaire , le bénou accompagne-t-il l'astre du jour dans sa trajectoire. Mais , contrairement à d'autres oiseaux solaires, cette association ne se limite pas à la seule période diurne. Pour les Égyptiens, lorsque le soleil disparaît le soir, à l'horizon, d'une certaine façon, il meurt. Il devient un cadavre momifié qui voyage dans l'au-delà pendant les douze heures de la nuit. C'est pendant ce voyage que, petit à petit, il se régénère et peut réapparaître le matin. Lorsqu'il se lève, sa momie ne disparaît pas pour autant, mais reste dans le monde des morts à l'attendre. Assez vite il est apparu, aux Égyptiens, que cette momie, résidant en permanence dans l'au-delà, ne pouvait être autre chose qu'Osiris, le dieu des morts lui même; Osiris soleil des morts irradiant une lueur à peine visible, puisque sa puissance lumineuse réside, chaque jour, parmi les vivants.

Le bénou sera donc présent dans le ciel sous deux formes différentes. Sous sa forme solaire, en plein jour, d'abord; il est alors pour les hommes une manifestation tangible, approchable du dieu Rê. Mais, dès lors que le soleil disparaît, au crépuscule, ou juste avant qu'il ne réapparaisse, à l'aube, le bénou incame la planète Vénus, étoile du soir ou du matin, selon les saisons.

Il est alors l'âme d'Osiris; il incarne cette forme défunte du soleil qui l'accueille le soir à l'occident, ou qui l'accompagne brièvement le matin avant de lui céder la place.

Le bénou est donc lié à une périodicité particulière, en tant que celle-ci manifeste un passage d'un état à un autre, d'un état diminué à une plénitude retrouvée. Il marque deux moments extrêmes, celui où le soleil disparaît, annonçant déjà par là sa renaissance; celui où, effectivement rajeuni, il apparaît à nouveau.

Il est donc, plus spécialement, le symbole du retour périodique de l'instant créateur à travers ses diverses manifestations visibles pour les hommes : le lever du soleil, bien sûr, mais aussi la montée de la crue, puisque celle-ci, recouvrant l'Egypte, la rend semblable à l'océan liquide des temps primitifs; il est, de ce fait, le garant des cérémonies du jubilé royal, durant lesquelles l'on régénère l'énergie du souverain afin qu'il puisse continuer à assumer son rôle fondamental de médiateur entre les dieux et les hommes. Jamais, cependant, il n'est lié à une période de 500 ans ou à la "grande année" de 1461 années comme le phénix grec, qui tire probablement cette association de ses origines phéniciennes.

Ce n'est qu'à une époque très tardive, hellénistique, mais surtout romaine, que les deux oiseaux opèrent une sorte de synthèse. Mais cette synthèse ne touche pas le milieu égyptien autochtone; elle l'est l'oeuvre d'un Alexandrin ayant quelques connaissances des mythes égyptiens. Le phénix grec cesse, alors, d'être un oiseau fabuleux et devient, à son tour, un héron tout en gardant sa couleur rouge. L'opération était aisée, puisqu'il existe, à côté du héron cendré, un héron pourpré dont le plumage rouge foncé, un peu ferrugineux,

s'accorde parfaitement avec celui de l'ancien oiseau mythique. Il emprunte, enfin, au bénou le tertre primordial sur lequel on le figure couramment dès ce moment-là; par là même il enrichit cette symbolique résurrectionnelle qui était déjà la sienne et qui se répandra dans le bassin méditerranéen pour être, finalement, adoptée par les chrétiens.

Quittons les migrateurs. Les espaces et les axes que nous avons parcourus ne sont pas les seuls éléments par lesquels les oiseaux peuvent se trouver liés au temps. Des habitudes, des comportements, des correspondances visuelles peuvent, tout aussi bien, établir des liens similaires.



Le faucon.

Parlons brièvement du faucon, image solaire bien connue. C'est une image très statique, en fait. Il s'agit du soleil en général, du soleil à un moment donné, en quelque sorte un temps suspendu. Il n'y a rien d'étonnant

à cela. Le faucon plane, presque immobile, au zénith du ciel. Pour l'observateur qui lève la tête pour le regarder, il n'est qu'un éblouissement de lumière d'où émergent deux ailes immobiles. L'Horus de la ville d'Edfou, l'Horus solaire par excellence, est ainsi figuré comme un disque ailé. On le dessine au plafond des temples, au sommet des stèles, dans les parties les plus hautes, mais aussi au centre de l'espace que l'on veut décorer.

Le comportement de l'oiseau, son environnement lumineux en plein midi, suggèrent le soleil dans la plénitude de sa force : c'est le soleil au zénith qui inonde tout de ses rayons.

L'ibis.



L'ibis, image du dieu Thot, obéit à une logique plus subtile. Thot n'est dieu de l'écriture, des mathématiques, que parce qu'il est le dieu de la lune, c'est-à-dire du luminaire qui, par ses phases, permet de découper le temps en périodes; découpage qui nécessite des calculs, des repères écrits. L'ibis de Thot se voit investi de caractéristiques bien particulières : la longueur de ses pas est, dit-on, toujours identique et égale à une coudée, ses pattes auraient d'ailleurs, aussi, exactement une coudée de longueur. Mais ce sont des affirmations que l'on ne trouve que sous la plume d'écrivains grecs (12).

En fait, la nature lunaire de l'oiseau tient à des observations beaucoup plus réalistes. Tout d'abord, les ibis, en général, ont un bec recourbé qui les font surnommer, encore aujourd'hui, en langue arabe, les "pères la faucille".

Ce bec rappelle, naturellement, le croissant lunaire et quelques textes égyptiens ne se font pas faute de rappeler cette similitude (13).

L'ibis spécifiquement consacré à Thot a, de plus, un plumage très caractéristique : il est blanc, à l'exception de la tête, du cou et de la queue, qui sont noirs. Lorsqu'il se replie sur lui- même, l'oiseau forme une masse où le blanc et le noir alternent et évoquent les différents quartiers des phases lunaires. Ce rappel des phases a été encore perçu par les Égyptiens en un endroit inattendu et qui prouve autant la finesse de leurs observations de la nature, que le rôle important que de tels détails peuvent jouer dans les attributions symboliques d'un animal.

On a retrouvé, par milliers, des momies d'ibis empilées dans des catacombes et dédiées au dieu Thot. Ces momies, soigneusement enroulées dans des bandelettes, ont l'aspect général d'un cône ayant la pointe tournée vers le bas. Certaines d'entre elles sont surmontées d'une tête factice d'ibis, faite d'une sorte de cartonnage, et peinte de façon à reproduire les caractéristiques d'une tête d'oiseau vivant. L'examen minutieux de ces têtes révèle que, parfois, les yeux y sont peints de façon à bien faire apparaître la membrane nictitante (14); celle-ci constitue une troisième paupière qui se déplace horizontalement et qui, comme une sorte d'essuie-glace, sert à nettoyer périodiquement le globe oculaire.

Si l'on se souvient que, pour les Égyptiens, le soleil comme la lune, sont des yeux d'une divinité, on comprend tout de suite que le fait de montrer la membrane nictitante bien engagée sur l'oeil, cherche à rendre un oeil lunaire, la membrane en question indiquant la partie qui est dans l'ombre. Ainsi l'oiseau incarnant le dieu de la lune porte, jusque dans son oeil, l'image de l'astre noctune. Malheureusement, dans la réalité, la membrane nictitante est toujours fixée à l'intérieur de l'oeil et se déplace horizontalement vers l'extérieur tandis que les têtes factices montrent cette membrane fixée à l'extérieur.

Un détail, si finement observé, peut-il avoir été placé de façon erronée? A mon avis, cette erreur est volontaire mais n'a pas reçu d'explication. Voici celle que je propose pour ce qu'elle vaut. En plaçant la membrane à l'extérieur de l'oeil, on fait de l'oeil droit une lune croissante et de l'oeil gauche

une lune décroissante. Or, pour les Égyptiens qui s'orientent en se tournant vers le sud, la droite est à l'ouest et la gauche à l'est, c'est-à-dire l'inverse de ce qu'il en est pour nous. Du fait de son mouvement propre, la lune croissante monte à l'ouest et décroît en se couchant à l'est (15). Pour un Égyptien, elle serait croissante à droite et décroissante à gauche. En plaçant la membrane nictitante à sa vraie place, à l'intérieur de l'oeil, l'on n'aurait pu respecter la réalité astronomique.

Le vautour.



Terminons, brièvement là encore, par le vautour. Horapollon écrit à son égard : "lorsqu'ils (=les Égyptiens) veulent écrire ... l'année ... ils peignent un vautour ...parce que cet animal distribue son année en 365 jours qui font la durée de l'année (civile). Pendant 120 jours il fait sa gestation, pendant 120 autres jours il nourrit ses petits et pendant les 120 jours qui restent, il prend soin de lui-même sans être en gestation et sans nourrir (de petits) et il se prépare à une nouvelle conception; quant aux cinq jours qui restent, il se

consacre à se laisser féconder par le vent..." (16).

Les égyptologues, en lisant ce passage, ont simplement constaté qu'effectivement, dans l'écriture hiéroglyphique tardive,le signe du vautour pouvait servir à écrire le mot "année". La raison pour laquelle cela était possible, leur a paru assez simple. Le mot qui, en égyptien, désigne une période de nature cyclique, non seulement l'année mais toute période de ce genre, est un homonyme du mot qui désigne le vautour "nérou". Il est sûr que cette explication recèle sa part de vérité, tant les Égyptiens sont connus pour avoir

été friands de jeux de mots et d'assonances aux conséquences mythologiques.

Mais est-elle la seule?

Revenons, une dernière fois, à l'Osiréion d'Abydos et à sa représentation du monde. Chi a vu que les migrateurs y étaient représentés à l'extérieur du monde organisé, au nord du ciel. Si, maintenant l'on porte son regard de l'autre côté, au sud du ciel, l'on aperçoit un vautour.

Bien sûr, il ne s'agit pas de n'importe quel vautour, les insignes qu'il porte l'identifient clairement comme la déesse qui exerce sa tutelle sur la partie sud de l*Égypte et patronne la couronne propre à cette région, la couronne blanche. Or, cette déesse, qui a ici le regard fixé vers l'extérieur du monde, a sa capitale à Elkab, très vieille cité qui marquait, aux origines de l'histoire, la frontière sud de l'Egypte, celle où l'on guettait, chaque année, l'arrivée de la crue pour en prendre la mesure. De même que, plus tard, à Éléphantine, frontière plus récente du pays,une autre déesse à couronne blanche identifiée, de surcroît, à Sirius, l'étoile annonciatrice de la crue, guettait, elle aussi le regard tourné vers le bout du monde, la venue du flot fécondant.L'arrivée de la crue marque le début de l'année et celle qui veille en attendant sa venue en est aisément le symbole (17).

Horapollon, finalement, ne dit pas autre chose lorsqu'il évoque l'année du vautour découpée en trois périodes de 120 jours, c'est-à-dire en trois saisons égales. La première est celle de la gestation, c'est la saison de l'Inondation quand l'eau recouvre la terre et prépare les futures récoltes; la seconde est celle où il nourrit ses petits, c'est la saison des semailles et des récoltes qui vont nourrir le peuple d'Egypte; la troisième est celle où il ne s'occupe que de lui-même, c'est la saison de la Chaleur et de la pause. Restent les 5 jours épagomènes durant lesquels il se laisse féconder par le vent. Or, les textes égyptiens qui nous décrivent les génies des quatre vents des points cardinaux nous apprennent, en effet, que ce sont eux qui, par leur action, font

s'enfler les flots de l'océan extérieur afin que, par des chemins mystérieux, ils apportent la crue qui va féconder la terre égyptienne (18).

Migrateurs ou sédentaires, mais libres de leurs mouvements, les oiseaux dessinent ou ponctuent dans l'espace des chemins ou des poses que le temps lui-même reconnaît pour siens. Au cours de notre voyage, en leur compagnie, nous serons donc passés du temps des oiseaux à l'oiseau du temps ou même au temps se parant des plumes de l'oiseau.

NOTES

1. Étude de E. Edel, Zu den Inschriften auf den Jahreszeitenreliefs der "Weltkammer" aus dem Sonnenheiligtum des Niuserre ( Nachrichten der Akademie der Wissenschaften in Göttingen 1961/8, 1963/4 et 1963/5). Pour les oiseaux migrateurs voir 1963/4, p. 105-111.

2. Cité par O. Goelet, dans : Bulletin ofthe Egyptological Seminar 5 (1983), p. 58.

3.0. Neugebauer, R.A. Parker, Egyptian Astronomical Texts I (Providence, 1960) p. 38-41,65-66 et pl.30.

4. H.-W. Fischer-Elfert, Literarische Ostraka der Ramessidenzeit in Übersetzung (Wiesbaden, 1986), p. 50.

5. G. Lefebvre, Romans et contes égyptiens de l'époque pharaonique (Paris, 1949), p. 219.

6. Exode XVI, 13-15 et voir aussi Nombres XI, 31.

7. E. Otto, Das Pelikan-Motiv in der altägyptischen Literatur, dans : Studies Presented to D. Moore Robinson I (St Louis, 1951), p. 215-222.

8. E. Edel, op. cit., 1961/8, p. 239-243.

9. Α. De Buck, The Egyptian Coffin Texts ΙΠ (Chicago, 1947), 218 bd.

10. Ε. Brunner-Traut, Altägyptische Märchen (Düsseldorf-Cologne, 1963), p. 126-127 et 280-281.

11. R. Van den Broek, The Myth of the Phoenix according to classical and early Christian traditions (Leyde, 1972), p. 14-66 sur l'ensemble du problème. Voir aussi Cl. Vandersleyen, dans : Phoenicia and the East Mediterranean in the First Millenium. Syudia Phoenicia V (1987), p. 19-22.

12. A.-P. Zivie, L'ibis, Thot et la coudée, dans : Bulletin de la Société Française d'Egyptologie 79 (juin 1977), p.22-41.

13. A. De Buck, op. cit., VII (Chicago, 1961), 25 h.

14. L. Keimer, Interprétation de plusieurs représentations anciennes d'ibis, dans : Chronique d'Égypte XXIX (1954), p. 244-250.

15. C'est ce qui a fait dire que la lune se mouvait en sens inverse de l'univers , G. Fowden, The egyptian Hermes (Cambridge, 1986), p. 92 et n. 77. Comparer Ph. Derchain, La lune. Mythes et rites (Sources Orientales 5), p. 28.

16. Hieroglyphica I, 11 : B. Van de Walle, J. Vergote, dans : Chronique d'Égypte XVin (1943), p. 52; P.W. Van der Horst, Chaeremon. Egyptian priest and stoic philosopher (Leyde, 1984), p. 41.

17. Comparer encore F. de Cénival, Le mythe de l'oeil du soleil (Sommerhausen, 1988), p. 25.

18. A. Gutbub, dans : O. Keel, Jahve-Visionen und Siegelkunst, Stuttgarter Bibelstudien 84/85 (Stuttgart, 1977), p. 343.

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